Note de l'éditeur

Pour célébrer la sortie du livre « Mouvements de Vie1 » avec son auteure, Anna Halprin, Contredanse lui propose de donner un atelier de deux jours, en janvier 2010 à Paris. Peter Hulton2 a filmé l’atelier qui, aujourd’hui, se retrouve à la base de cette édition. Florence Corin et Baptiste Andrien, responsables de publication à Contredanse, revisitent ensemble le chemin parcouru pour la réalisation de cette publication.

Florence : Nous avons à la base deux expériences de nature différente concernant l’atelier de Paris. Contrairement à toi, je n’étais pas présente. C’est a posteriori et à travers le médium de la vidéo que j’ai rencontré l’enseignement d’Anna Halprin. À la première vision des images de Peter Hulton, ce qui a attiré mon attention, c’est la manière dont Anna Halprin propose un cadre à l’expérience des participants, à travers le mouvement, le dessin et la voix, tout en composant avec le musicien et en veillant à la forme et à la durée. Toutes ces dimensions sont très visibles, sensibles et participent à ce qui m’est apparu singulier dans sa démarche, à savoir donner à l’ensemble de l’atelier une forme artistique, où chacun a la possibilité d’investir une question personnelle. Par conséquent, l’atelier de Paris m’est apparu à la fois comme temps d’exploration, de transmission et d’expérience esthétique.

Baptiste : Je me souviens aussi que nous avons été surpris de découvrir qu’en l’espace de deux jours d’atelier, Anna Halprin était en train de partager plus de soixante années de pratique et de réflexions sur ce que peut être la danse. Elle a actualisé ce questionnement, au cours de ce week-end, en s’adressant à chaque participant et au groupe dans son ensemble : qu’est-ce qui motive votre danse ? Quelles sont vos ressources ? Quel sens votre danse a-t-elle pour vous ? Quel lien votre danse entretient-elle avec les autres personnes, avec l’environnement, le contexte ? Quelle danse peut émerger de manière collective ? À qui s’adresse t-elle ? Cela nous a semblé être une manière simple et directe d’examiner ce qu’est une danse. C’est d’ailleurs en des termes analogues que nous nous sommes interrogés sur la nature de cette publication. Bref, c’était la perspective initiale du projet : comment cet atelier de deux jours représentait un moment dans l’histoire d’Anna Halprin nourri de ses nombreuses expériences. Nous avons traduit cette première idée de structure par un schéma.


Note de l'éditeur

F. Comme un sablier. L’accent est mis sur l’écoulement du temps, sur le processus, plus que sur le résultat. C’est ce que permet une webapp (application web). Au moment de ce dessin, la connaissance que nous avions du travail d’Anna Halprin reposait principalement sur la traduction française de son livre « Moving Toward Life3 » et du livre de son mari, Lawrence Halprin, autour de la question du processus créatif, « The RSVP Cycles4 ». Les images de l’atelier de Paris nous ont révélé comment le travail d’Anna Halprin s’inscrivait dans son corps et sa façon de le partager dans l’espace, à un moment précis de son histoire. Nous sommes donc partis la voir pour l’interroger sur le contexte historique de son enseignement et certaines notions qui nous avaient alors frappées.

B. Quand nous sommes revenus à Bruxelles, il était temps de se pencher plus en détail sur l’atelier, pour déceler plus précisément les enjeux des différentes activités dans leur contenu et leurs enchaînements. Quand je repense à l’atelier de Paris, auquel j’ai participé, je me souviens de ne pas savoir, sur le moment même, où Anna Halprin nous emmenait et je mesurais aussi mon envie. D’une manière générale, qu’il s’agisse d’un atelier ou d’un livre ou quelque autre situation, il y a cette question viscérale : mon corps, mon imagination souhaitent-ils goûter à cette expérience ? Quand j’ai le désir de plonger dans une proposition, mes différents sens s’organisent autour de mon attention. Aussi, je m’accorde au langage utilisé par l’intervenant en vérifiant pour moi-même l’expérience que ses mots, ses gestes sont censés recouvrir. Je suis alors comme un aveugle qui n’a pas encore une représentation de l’espace dans lequel il se trouve mais le découvre, le construit au fur et à mesure de ses explorations.

F. C’est pourquoi nous avons proposé à Julie Numrich, qui a été élève et assistante d’Anna Halprin durant de nombreuses années, de se pencher avec nous sur l’atelier de Paris. Sa mise en lumière (à travers les Cycles RSVP) nous a aidés à mettre sur papier la partition de l’ensemble de l’atelier, pour en révéler la « carte générale » et les intentions spécifiques d’Anna Halprin pour chaque activité.

B. Le fait de coucher sur papier la structure de l’atelier nous a permis de prendre nos distances et d’avoirun autre objet devant nous. Prendre des notes, c’est une manière de traduire l’expérience. Cela me donne l’impression ou l’illusion de synthétiser la compréhension du moment, de graver dans ma mémoire l’état de mon attention, pour pouvoir y revenir et peut-être inspirer une nouvelle expérience. En reliant différentes prises de notes, une image d’ensemble se crée, comme pour cette webapp. Mais à partir de quel moment, cette activité personnelle, subjective peut-elle s’adresser à ou intéresser d’autres personnes ?

F. Cette question me fait penser à la particularité des démarches d’Anna Halprin et de son mari. De leur expérience artistique et de leur vie, ils n’ont cessé d’extraire les processus en jeu et de leur donner forme à travers des méthodes et outils (« feuilles de route ») qu’ils peuvent ensuite partager avec d’autres. Anna Halprin le dit d’ailleurs dans l’atelier de Paris : « les choses n’existent qu’à partir du moment où on leur donne un nom ». Cette activité de symbolisation est récurrente dans leur travail et semble leur avoir permis de développer un langage pour communiquer, car le processus de création collective est bien au centre de leurs préoccupations.

B. Anna Halprin a d’ailleurs été à nos côtés tout au long du processus de publication. Ces nombreux retours nous ont aidés à mieux saisir ses intentions et son approche de la danse. C’est ce que nous cherchions justement à révéler : que recouvre pour elle le mot danse ? À sa manière, elle a contribué à en élargir la définition par le biais de son enseignement, ses danses et chorégraphies. D’une manière générale, à travers nos comportements, notamment sociaux, ou nos pratiques artistiques, on se montre les uns aux autres les libertés que l’on s’autorise à prendre par rapport aux normes, aux codes communément admis. Toi, moi, Anna Halprin, l’utilisateur de cette webapp, on participe tous à définir la culture. Et on mesure, chacun à sa manière, la distance qui nous en sépare et à quel point on en est imprégné, bon gré mal gré.

F. En ce sens, l’expérience d’Anna Halprin avec l’histoire de la culture de la danse est révélatrice : exclue par certains, comprise par d’autres. Elle a participé à repousser les frontières de la danse, elle a été novatrice. Je me souviens d’ailleurs de la force avec laquelle elle nous a accueillis lors de notre seconde visite, elle nous a dit : « J’ai un point de vue sur la danse ». En cinq minutes, elle a résumé comment elle concevait la danse : une science, une philosophie et un art.

B. Nous l’écoutions et commencions à imaginer de nouvelles formes pour transmettre ce qu’elle disait. C’est à ce moment-là qu’elle nous a donné accès à toutes ses archives. On se retrouvait tout à coup avec une matière énorme qui venait accompagner les images de l’atelier de Paris. Le projet prenait une nouvelle direction : une étude de l’Atelier d’Anna Halprin, ce lieu où art et vie se rencontrent.

F. Pour classer tous ces documents et sélectionner ce qui nous intéressait, nous avons introduit l’utilisation de mots-clés. Dans un premier temps, il était indispensable de nommer les choses, pour y voir clair, mais ensuite, ces mots nous ont fait voyager d’une autre manière. Ils se retrouvent actuellement dans la webapp sous la forme d’un index et permettent la rencontre de contenus de nature et de chronologie différentes autour d’un même thème.

B. Comme lire un livre à partir de l’index mouth, en suivant le bout de son nez. Les connections entre mots-clés offrent une façon élémentaire de créer du sens, par associations. L’utilisateur est devant des pièces de puzzle qu’il peut assembler selon ses propres préoccupations. Il s’agit alors de la rencontre entre sa subjectivité et la nôtre, dans la manière dont nous avons organisé et nommé les différents documents. Nous avons tenté, malgré tout, de rester au plus proche des propos d’Anna Halprin.

F. Outre l’index, nous avons mis en place trois axes de navigation comprenant l’atelier de Paris mouth, les étapes importantes de la vie et de la pratique artistique d’Anna Halprin mouthet ses « feuilles de route »mouth. Ainsi l’utilisateur pourra découvrir les liens qu’Anna Halprin a développés entre sa pratique artistique et les expériences de sa vie : à quelles motivations personnelles ses « feuilles de routes » répondent-elles et comment, dans la pratique, Anna Halprin les communique-t-elle à d’autres (l’atelier de Paris) ?

B. Je me souviens de nos longues discussions sur l’expérience de l’utilisateur. Comment garder son expérience vivante ? Pour celui qui avait participé à l’atelier, son expérience engageait tous ses sens. La vidéo est un changement radical de médium, d’espace. Ici, ce sont surtout les yeux, les oreilles, les doigts et l'imagination qui sont stimulés. Une coordination particulière pour notre attention.

F. Oui mais peut-être que cette interactivité est une forme intermédiaire par rapport à la pratique en studio. La perception n’en est pas moins dynamique. Par les choix que l’utilisateur pose, sa perception est stimulée et il peut s’approprier les images ou résonner avec elles. On voyage dans différents niveaux de conscience, comme nous le propose finalement Anna Halprin : comment notre expérience peut être d’ordre mental, physique ou émotionnel. Le rapport à l’espace peut également être différent, car Anna Halprin propose de partir du corps puis d’investir sa vie, les autres et la planète. L’expérience peut alors se prolonger au-delà de la webapp.

B. À travers ce projet, nous avons élaboré une forme d’archivage servant à documenter l’enseignement d’une artiste. Presque à notre insu, nous avons commencé à utiliser les termes d’Anna Halprin, nous nous sommes reconnus dans certains de ses processus. Cela nous a permis de développer un langage commun, entre nous et avec Anna Halprin. Mais je réalise maintenant que c’était avant tout une stratégie de notre part pour composer avec une expérience qui n’était pas nôtre au départ. Nous avons mesuré comment la matière nous touche, nous parle, éveille notre imagination, comment elle nous met en mouvement. C’est une expérience similaire que nous proposons ici à l’utilisateur : composer une expérience qui fasse sens. Une danse en soi.

  • 1 « Mouvements de Vie » Anna Halprin, traduit de l’anglais par Elise Argaud et Denise Luccioni, éditions Contredanse, Bruxelles, 2009.
  • 2  Peter Hulton est réalisateur de films documentaires et écrivain, responsable de Theatre Paper (dont les écrits d’Anna Halprin publiés en 1978 pour le Royaume-Uni) et Arts Archives, espace de ressources d’images numériques soutenant la recherche pour les arts vivants.
  • 3 “Moving towards Life” Anna Halprin, Wesleyan Univesrity Press, 1995.
  • 4  In « De l’une à l'autre - Composer, apprendre et partager en mouvements » Ouvrage collectif, éditions Contredanse, Bruxelles, 2010. Original : « The RSVP Cycles » Lawrence Halprin, Braziller, 1969.